Laora fouilla plus loin dans sa mémoire. Elle se souvint que l'horizon s'était ennuagé. Elle avait écarquillé les yeux et serrer les poings quand une brume épaisse s'était invitée sur le pont, à minuit, à bord du bateau.

  

Elle entendait encore les violons qui avaient animé le bal costumé. Laora revoyait Désirée vêtue d'une longue robe rouge d'époque. Sa sœur dansait, mal à l'aise, au bras de Vincent Lombardi. 

— Désirée Belle ? Avait demandé un homme aux cheveux gris, parfaitement coiffés et tirés en arrière. 

— Je suis tombée par hasard sur votre annonce, sur l'ordinateur. Désirée est ma sœur. Moi je m'appelle Laora Belle.

— Une passagère clandestine menteuse, cela me plaît. Je me présente, Vladislaus, baron du château de la Rose Noire. Je vous intimide on dirait ?

  

— C'est le cas, avait répondu Laora. Vous êtes arrivé jusqu'à moi dans une espèce de brume...

— Je suis un sang-noir doué de pouvoirs, avait affirmé Vladislaus. Je cherche une proie. Êtes-vous volontaire ?

— Votre annonce disait offrir la vie éternelle, c'est sérieux ?

— Oui. Je suis un homme d'honneur en affaires. Très chère, ce serait pour vous la jeunesse éternelle. Votre cou n'est guère ridé.

— Je suis attentive à votre proposition monsieur Vladislaus. Je vous échange ma sœur, Désirée, contre la jeunesse éternelle.

— Vlad conviendra parfaitement. Votre pensée machiavélique me turlupine quelque peu. 

 

  

Alors qu'il buvait un verre dehors, Vincent Lombardi était descendu précipitamment du pont inférieur. Il avait tout entendu.

— Tu ne m'invites pas à la conversation Laora ? Avait lancé amèrement Vincent.

— Plus on est de fou, plus on rit ! S'était exclamé joyeusement Vlad.

Vincent Lombardi s'était présenté à Vladislaus comme un homme d'affaires que la haute couture avait rendu célèbre. Il avait décliné son nom en se présentant comme un maître sang-noir aux multiples pouvoirs. 

— Qu'est-ce qu'un maître sang-noir ? Avait questionné Vincent Lombardi, sur un ton perplexe.

— Autrement dit, je suis un vampire, s'était vanté Vladislaus.

— Dans ce cas, vous êtes tous deux des hommes d'affaires qui pourraient envisager un contrat, avait suggéré Laora.

  

— Voilà qui est bien parlé... Mademoiselle ou madame ? Avait interrogé Vladislaus.

— Mademoiselle Laora Belle. Je ne suis pas mariée.

— C'est ma maîtresse, avait repris grossièrement Vincent Lombardi.

— Cela est vulgairement dit monsieur Lombardi, avait répliqué le sang-noir. Votre amante me propose une proie, Désirée Belle, contre l'éternité. Avez-vous quelque chose à m'offrir de votre côté ?

— Je vais y réfléchir, mais je ne crois pas à ce que vous prétendez être monsieur Vladislaus, avait rétorqué Vincent. Dans une heure, j'attirerai Désirée sur le pont et je la giflerai si fort qu'elle basculera à la mer. Si vous dites avoir des pouvoirs, vous n'aurez pas de mal à la récupérer. Elle portera une robe de chambre en satin noir de ma plus belle collection de cette année.

  

— Le contrat est signé, avait souri Vlad. Je vous invite à nous revoir afin de rédiger la paperasse. Venez donc me rendre visite à Forgotten Hollow, au château de la Rose Noire.

— À quelle adresse ? 

— Vous êtes un homme d'affaires monsieur Lombardi, alors montrez-vous perspicace. Le château est perdu au milieu de nulle part, mais il n'est guère inaccessible. Une dernière question, comment allez-vous répondre de la disparition de votre sœur mademoiselle Laora ?

— Je vais prendre sa place !

Vincent et Vladislaus avaient clôturé leur conversation en échangeant leurs numéros de téléphone.

 

  

Sous ses traits de chauve-souris, Lyron avait tout entendu. Vincent Lombardi avait longé la balustrade.

Le pied sur une échelle, il était prêt à mettre son plan à exécution. Avant cela, il avait eu besoin de vider une bouteille de whisky.

  

De nos jours...

— S'il vous plaît ! Monsieur attendez ! S'écria l'agent David Dekarpel.

L'homme monta à bord du Newcrestic. David le suivit.

  

— Mais où est-il passé ?

Il admirait l'élégance du bateau, se réchauffant au coin du feu au fond d'un long couloir. Sur la cheminée, trônaient un crâne et une assiette en or ainsi qu'un vase contenant des fleurs artificielles. Des appliques y répandaient une douce clarté. Une spécialiste de l'électricité avait terminé de remplacer les ampoules. Elles avaient grillé pour une raison inexpliquée. La moquette avait été savonnée et aspirée. Des boiseries de chêne habillaient les murs. David Dekarpel s'aventura dans le couloir en vérifiant que les semelles de ses chaussures n'étaient pas sales.

  

Il parcourut le Newcrestic de long en large à la recherche d'indices, mais certains compartiments étaient fermés à clé. Il s'arrêta net devant la porte d'une cabine lorsqu'il entendit les tiroirs d'une commode s'ouvrirent « Il y a quelqu'un ? » s'écria l'agent Dekarpel. 

De l'autre côté, Laora resta figée. Lentement, elle ferma le verrou de la porte, puis elle se faufila sous le lit. C'était dans cette cabine qu'elle avait eu une relation intime avec Vincent Lombardi, juste après qu'il ait jeté Daisy par-dessus bord. Allongée sur la moquette, le visage de Laora s'illumina, le bouton rouge était sous son nez.

  

Au bout du couloir, un homme fit de grands signes à l'agent Dekarpel.

— Pardon de vous avoir fui tout à l'heure. J'étais frigorifié et en retard.

— Je suis l'agent David Dekarpel. J'enquête sur la disparition de Désirée Belle. Je ne voulais pas vous mettre mal à l'aise. Qu'est-ce que vous faites là ?

— Je fais partie de l'équipe de nuit. Je m'appelle William Varappe. Je suis architecte.

— Vous avez conçu le Newcrestic ?

— En partie, nous sommes trois.

— Vous étiez du voyage lors de la traversée inaugurale ?

— Oui. Je n'aurais raté ça pour rien au monde. Nous avions été conviés par la compagnie maritime afin de faire de la bonne publicité après le voyage. Ça n'a pas été le cas.

  

— Pouvez-vous me dire si un bal a eu lieu sur ce bateau pendant la croisière ? Questionna David.

— Oui. C'était un bal costumé, répondit William Varappe.

— Vous avez vu Désirée Belle ?

— Oui. Et une dame qui lui ressemblait beaucoup.

— Vous pourriez la reconnaître sur une photo ?

— Je ne suis pas sûr. L'équipage et moi-même avions fêté l'inauguration du bateau. Vous voyez... On avait un peu abusé du Champagne. Mais je pense que c'était bien Désirée Belle qui dansait avec Vincent Lombardi, ses cheveux étaient bien peignés, lisses et brillants. Et à la fin du bal, ils étaient ondulés et elle portait un chapeau. Je dirais même qu'elle paraissait plus grande.

  

— Cela m'aide beaucoup. Merci monsieur Varappe.

— Je vous en prie monsieur Dekarpel.

— Pouvez-vous me confirmer que des chauves-souris sont la cause de la panne du bateau ?

— Oui, il y en avait toute une armée et elles étaient énormes, coincées dans la roue à aubes. C'était dégoûtant à voir. Des passagers s'étaient plaints plus tôt d'en avoir vues sur le pont inférieur et supérieur. Et même dans le restaurant, à bord du Newcrestic.

— Je vois... Avez-vous une clé qui ouvre les cabines ?

— Non. Mais les agents de ménage en possèdent une. Nous sommes en train de remettre le bateau comme neuf. Il devrait repartir en mer la semaine prochaine. En espérant que cet épisode n'aura pas d'incidence sur l'avenir du Newcrestic.

  

La nuit s'acheva. Les jardins de l'école de magie s’imprégnèrent de la clarté d'un ciel rosé. Assise sur son balai, Liotta fit un atterrissage flatteur. Elle récolta des champignons, des racines de mandragore, des grenouilles, des plantes aromatiques et quelques fruits. 

  

Liotta regagna la salle d'examens. La directrice lui effleura le dos en signalant :

— Il vous reste quatre heures Liotta Conley !

Elle se demandait encore ce qu'elle avait fait de mal pour mériter autant de mépris.

— Oui madame, répondit Liotta d'un air triste.

— Vous avez rapporté les ingrédients que je vous ai demandés ?

— Quelques-uns. Les champignons, la mandragore et quelques herbes médicinales. Je les ai déposés dans la réserve.

— Étiquetés j'espère, comme l'exige l'école, précisa Faba.

— Oui madame.

— Bien ! Vous marquez un point. N'oubliez pas les écailles de dragon et la peau de gargouille.

  

Après avoir longuement mélangé le contenu d'un chaudron, Liotta doutait du résultat final. Le liquide était bleu au lieu d'être rouge.

Elle ajouta de la peau de citron, un carré de sucre et un poisson vampire. À l'aide d'un tisonnier, elle activa vivement le feu sous le grand récipient, puis saisit son téléphone portable.

  

Une sonnerie résonna comme des coups de marteau aux oreilles de Lyron. Au fond du sépulcre, endormi, il sortit de son cercueil.

 

  

— Lyron ?

— Bonjour Liotta.

— Est-ce que tu as pu récupérer Hirador ?

— Oui.

— Tu es génial ! J'ai besoin d'écailles de dragon. Tu aurais une peau de gargouille par hasard ?

— Oscar vient de muer, j'en ai une.

— Parfait ! Je dois gagner des points, les épreuves éliminatoires ont commencées.

— Je te souhaite bonne chance ma chère amie.

— Tu as préparé une chambre pour la petite Valàne ?

— Un dragon et un bébé, je crains que cela fasse beaucoup pour l'oncle Vlad.

  

« Il y a quelqu'un ? » demanda une voix endormie. Lyron raccrocha. Désirée voyait trouble. Tant bien que mal, elle essayait de mettre un pied devant l'autre. Lyron vint à sa rencontre. Il la porta dans ses bras comme une jeune mariée. Elle toucha d'une main frêle son torse dévêtu. « Cette fois, c'est vous qui me voyez presque nu ». Il sourit.

  

Faba regarda d'un rire jaune l'élève assis à son côté.

— Votre tenue ne respecte pas les règles de l'école jeune apprenti. Vous serez pénalisé.

— J'ai oublié de lire le règlement Faba, répondit l'élève.

— Non, dans mon académie je suis madame la directrice ou madame.

— Bien madame.

— Alors, dites-moi de quelle couleur est votre fiole ? Nous sommes bien d'accord qu'il s'agit d'un échantillon de quelque chose de spécial.

— Oui madame. La mienne est de couleur marron.

— C'est une tête de mort qui se dégage de celle-ci. Je n'y goûterai pas. Racontez-moi votre recette.

  

— J'ai mélangé des pattes de grenouille avec de la compote, répondit l'élève. J'ai fait cuire le tout dans le chaudron pendant une bonne heure. J'ai ensuite tout mixé et j'ai ajouté de la bave d'escargot.

— Vous êtes éliminé ! S'exclama la directrice. Vous ne continuerez pas les épreuves, réessayez l'année prochaine. Où est le troisième élève ?

— Madame, engagea Liotta, sa préparation a brûlé, ses cheveux aussi, enfin quelques mèches. Il est à l'infirmerie. Il a apporté sa fiole malgré tout avant d'y aller.

— Il est absent. Dans ce cas, disqualifié lui aussi. C'est à vous Liotta, je vous écoute...

  

— Ma fiole est de couleur transparente. Le contenu contient un élixir bleu. Un bleu au goût de rouge sucré. C'est un apport nutritionnel complet, destiné aux sangs-noirs.

La directrice avala une gorgée et rendit son verdict.

— L'amertume se mélange parfaitement au léger goût sucré. C'est fin, sans grumeaux.

Elle huma l'arôme du flacon « L'odeur est agréable. Je dirais que c'est un élixir prometteur et original par sa couleur. Je vais consulter Siméon et Morgyn. Rendez-vous pour les résultats dans une demi-heure, sur l'étoile céleste ».

— Merci madame, sourit Liotta.

  

Une demi-heure plus tard, au centre de l'étoile céleste.

— Félicitations Liotta ! S'exclama Faba. Vous avez atteint le rang de néophyte au sein de l'école des sorciers. Votre création est originale. Elle a même surpris les sages. Contre toute attente, je suis fière de vous. Vous pouvez rentrer chez vous.

Liotta eut larme à l’œil. Pour la première fois depuis des années, elle recevait un compliment de la part de la directrice.

  

Dans la permanence abandonnée de l'école, Liotta resta auprès de Valàne, jusqu'à ce que l'académie soit vide.

— Je te ramène à la maison, chuchota la sorcière. Tu ne fêteras pas ton anniversaire ici.